Les théories de la valeur
La théorie de la valeur est une des pierres angulaires
de la pensée économique, une ligne de partage fondamentale de chaque
côté de laquelle se sont rangés les différents courants. De toutes les
notions autour desquelles se sont affrontés les économistes, elle est
sans doute la plus sensible, car la plus directement
liée à des intérêts sociaux ; c'est celle qui permet le mieux de
comprendre à quel point l'économie est « politique », et en quoi
des prises de positions apparemment purement théoriques, ou scientifiques,
sont également des armes destinées à justifier, ou à dénoncer, une
certaine organisation sociale.
On peut dire que la question de la valeur est à la fois
très simple et extraordinairement compliquée. Très simple, parce que
les choix faits par les uns et les autres face à cette question se
traduisent de manière limpide dans leur options sociales et politiques
; nous verrons de quelle manière un peu plus loin. Extraordinairement compliquée,
parce que cette question a soulevé des polémiques d'autant plus riches
qu'elle était lourde d'implications, et que de part et d'autre, les arguments ont
connu des raffinements sans cesse croissants.
Je ne rentrerai ici que
très peu dans ces raffinements, qui pour être compris, mériteraient qu'on y
consacre des livres entiers. En revanche,
je voudrais éclairer au mieux les principales oppositions en matière de
théorie de la valeur et leurs implications.
1. Qu’est-ce que la valeur ?
Pour comprendre de quoi il est question, la première difficulté à
surmonter est de comprendre que la « valeur » dont parlent les économistes
n'est pas, ou pas complètement, celle du langage courant. Prenons un exemple.
Un de nos amis a acheté une voiture d'occasion, une Clio un peu boiteuse,
qu'il a payée 30 000 €. Tout fier de son acquisition, il
nous la présente. Ce sur quoi nous lui jetons un œil compatissant en lui
disant qu'à 30 000 €, il s'est fait proprement posséder, car une Clio dans
cet état, cela vaut beaucoup moins que cela.
En faisant cette remarque, nous émettons l'idée que le
prix auquel notre ami a acheté sa voiture ne correspond pas à la valeur
de cette voiture. Il existe donc deux choses bien distinctes : le prix,
c'est-à-dire la somme d'argent que untel a déboursé en telle
circonstance pour acheter l'objet. Et la valeur, c'est-à-dire... autre
chose.
Nous émettons aussi l'idée que notre ami s'est fait voler : il y a eu
un transfert de sa poche vers celle du vendeur. Mais ce transfert possède une forme
bien particulière. Notre ami ne s'est pas fait dépouiller d'un bien matériel :
le seul bien matériel qui ait circulé dans l'affaire,
c'est la Clio, et c'est justement lui qui l'a acquise. Ce transfert
n'est pas non plus de l'argent, ou du moins, ce n'est pas directement de
l'argent ; l'argent que notre ami a donné en échange de la Clio, il l'a
donné volontairement, parce qu'il a estimé que c'était là une somme qui
correspondait à ce qu'on lui donnait en échange. Surtout, sur les 30 000 euros, le vol ne
concerne peut-être que 25 000 €, dans la mesure où l'on estime que la valeur réelle
de la Clio était de 5 000 €.
Quand je dis que notre
ami s'est fait voler parce que la Clio valait moins que le prix
auquel il l'a payé, je dis donc qu'il existe à côté des prix une chose
appelée valeur, et qui peut être différente de ce prix. Ainsi,
il peut y avoir, derrière une transaction libre, derrière un échange
consentant d'un bien contre de l'argent, le transfert de cette troisième
substance un peu mystérieuse, la fameuse valeur.
Dans notre petit exemple un peu simpliste, ce que nous avons appelé la
valeur de la Clio est donc son prix normal, usuel. C'est un prix moyen, à la fois sur un espace donné et
sur une certaine période de temps. Tous les économistes savent qu'on peut calculer de tels prix moyens.
Mais ils se divisent radicalement sur l'importance que la théorie doit leur donner.
- certains pensent pensent que ce prix moyen, cette valeur est un concept incontournable,
qui doit être distingué du prix courant, ou prix de marché.
Ces économistes pensent qu'on doit construire
des raisonnements sur ces prix moyens, qui possèdent des propriétés très importantes : ce sont les prix
d'équilibre (on reviendra dans un instant sur ce point,
qui est également abordé sur cette page.
- ceux qui pensent que ce prix moyen n'a aucune signification économique particulière, et que
la théorie économique ne doit raisonner que sur les prix de marché. Pour ces économistes,
il n'existe pas de valeur distincte du prix : dans les conditions corectes de fonctionnement d'un marché,
le prix ne peut pas être différent du prix d'équilibre. Il est
forcément égal à la valeur.
Ces deux positions correspondent aussi à deux déterminations différentes
de la valeur (et du prix). La première position est connue sous le nom de théorie de
la valeur-travail, la seconde sous le nom de théorie de la valeur utilité.
2. La théorie de la valeur-travail
Une théorie des frais de production
Pour avancer d'un pas, allons chercher
une comparaison du côté de la physique, et plus précisément de la mécanique. Chacun sait
que chaque corps possède un centre de gravité. Celui-ci est un point qui, à vue d'œil,
ne se distingue en rien des autres points du corps. L'observation extérieure, à elle seule, est incapable
de le localiser : seul le calcul fondé sur la connaissance physique permet de déterminer son emplacement.
Tout cela n'empêche pas le centre de gravité de posséder des propriétés remarquables pour la
théorie de la mécanique. Il permet
par exemple de comprendre quel sera le mouvement du corps dans des conditions déterminées. Et inversement,
on ne peut comprendre et prédire le mouvement d'un corps qu'en connaissant son centre de gravité.
Par bien des côtés, la « valeur » des économistes classiques possède des traits communs avec le centre
de gravité des physiciens. C'est un lieu (un prix) que l'observation seule ne permet pas de déterminer.
Par conséquent, on peut le qualifier d'idéal, de théorique, ou d'imaginaire
— chose que ses adversaires lui ont naturellement beaucoup reproché — mais qui, comme le centre de gravité,
est censé être un point de référence indispensable pour comprendre un certain nombre de phénomènes. Pour ne parler
que des deux économistes qui le plus contribué à élaborer la théorie de la valeur (D. Ricardo et K. Marx), celle-ci est censée tout à la fois expliquer les oscillations
des prix sur le moyen terme, leurs niveaux de long terme (ce qui n'est pas la même chose) ; elle est également censée fonder
la théorie de la répartition entre salaires, profits et rente, les mouvements des capitaux, et
l'évolution à terme du taux de profit. On le voit, pour ces économistes, la théorie de la valeur est aussi
essentielle, aussi fondamentale, que peut l'être celle de la gravitation pour un physicien.
Pour comprendre la démarche des économistes qui s'inscrivent dans cette
tradition, on peut partir d'une question triviale : pourquoi une baguette de pain se vend-elle
environ 75 centimes, alors qu'une voiture se vend environ 10 000 euros ?
Bien sûr, on peut toujours dire : « c'est l'offre et la demande ». Mais
l'offre et la demande expliquent pourquoi les prix montent, ou pourquoi
ils descendent. Elles expliquent les oscillations, les mouvements des
prix sur de courtes périodes. Mais sur le long terme, on peut supposer
qu'en moyenne, l'offre et la demande s'équilibrent. La question de savoir
pourquoi certains objets coûtent en moyenne plus cher que d'autres reste
donc entière.
Mais si l'offre et la demande ne peuvent expliquer que les variations des prix, et
pas leur niveau moyen, comment celui-ci est-il déterminé ? La réponse des partisans de la valeur-travail
consiste à commencer par dire qu'en moyenne, le prix d'une marchandise doit couvrir ses frais de production
(auxquels s'ajoute le profit moyen, si l'on est dans une économie capitaliste).
Un produit dont le prix serait durablement inférieur aux frais de production ne serait tout simplement
plus fabriqué ; mais alors, la demande excèderait l'offre et son prix grimperait. Inversement, un produit
dont le prix dépasserait largement les frais de production attirerait les capitaux en quête d'affaires juteuses ;
et la concurrence aura rapidement fait de ramener le prix à sa grandeur « normale », son
prix naturel, pour parler comme A. Smith ou D. Ricardo.
En disant cela, on fait un premier pas, mais on se heurte encore à un problème : les
frais de production sont constitués de plusieurs postes de nature très diverses. Même en les regroupant
dans des grandes catégories, on en arrive à la terre, au capital et au travail.
Comment ces trois grands postes interviennent-ils dans les frais de production, autrement
dit dans la formation de la valeur ? Quel est le rôle et l'apport de chacun ?
La réduction de la production à un facteur unique
Les économistes qui cherchaient dans cette direction, comme tous les scientifiques :
ont donc été confrontés au défi de tenter de ramener une réalité compliquée à des lois simples ;
autrement dit, de réduire ces phénomènes de natures apparemment diverses à
un petit nombre de principes explicatifs (tout comme que la chute d'une pomme et la trajectoire
de la Lune s'expliquent par le phénomène unique de la gravitation.
Sans dresser un historique complet des différentes
réponses à cette question qui se sont succédé (et affrontées) au cours du temps.
On remarquera simplement que chez les économistes du XVIIe siècle, c'est la terre qui jouait
un rôle central. W. Petty (1623-1687) voyait en elle le fondement de la création
de la valeur : bien conscient qu'il faut également du travail pour produire, il considèrait
que celui-ci n'était que de la terre sous une autre forme, et calculait combien de terre
il fallait pour nourrir un travailleur afin de tout ramener à une quantité de terre.
Pour un important courant de pensée du XVIIIe siècle, les physiocrates,
la terre était également vue comme la seule créatrice de richesse, donc de la valeur :
elle seule était capable d'engendrer une matière supplémentaire, de faire apparaîre 20 grains de blés là où on
n'en plante qu'un seul. L'industrie, ne faisant que transformer de la matière, était donc considérée,
du point de vue de la création de valeur, comme stérile.
Ces choix théoriques n'ont rien d'étonnant. Ils intervenaient à une époque où
la production d'un pays paraissait dépendre pour l'essentiel de la
quantité et de la fertilité de ses terres. La croissance apparaissait principalement,
sinon uniquement, comme une celle de la production agricole. Et il
semblait impossible de ne pas donner à la terre un rôle primordial,
sinon hégémonique, dans la création de valeur.
C'est avec la révolution industrielle, qui commence dès la fin du XVIIIe siècle en
Angleterre,
que les choses vont changer. En quelques décennies, la production s'accrut de manière
inouïe, par la
généralisation de l'emploi de l'énergie, des machines et des outils. Pour les théoriciens du capitalisme
naissant que sont A. Smith, puis surtout D. Ricardo, l'affaire est entendue :
d'une part, la terre ne joue en elle-même aucun rôle dans la création de la valeur.
D'autre part, cet accroissement de la richesse est
entièrement due à l'action conjointe du travail humain et du capital, c'est-à-dire des bâtiments, des
machines, des outils, etc. Mais — et c'est là un point central —
ce capital étant lui-même (à la différence de la terre) entièrement produit
par le travail, la formule peut en quelque sorte, comme en mathématiques, se simplifier :
la source de
toute richesse est le travail, et uniquement le travail. Pour parler comme D. Ricardo,
toute marchandise est produite par la combinaison de travail direct (celui des salariés) et de travail
indirect (contenu dans les installations, machines, etc.)
Le fait
d'écarter la terre des facteurs productifs de valeur peut paraître
arbitraire et mérite qu'on s'y arrête. Smith, ou Ricardo, n'étaient pas
stupides au point d'ignorer que la terre est indispensable à la
production — même à la production industrielle. D'ailleurs, c'est bien
pour cette raison que les usines ou les exploitations agricoles louent
la terre, et consentent à payer une rente à son propriétaire. Mais la
terre, en tant qu'espace géographique, n'a pas été produite par l'activité humaine : elle se trouve là
de tous temps,
attendant que du travail ou du capital vienne s'y appliquer. Qu'une
société créée beaucoup ou peu de richesse, elle dispose toujours de la
même quantité de terre — autrement dit, la terre n'est pour rien
dans l'accroissement de la richesse (j'insiste, on parle ici de la
terre en tant qu'espace géographique donné par la nature. S'il s'agit
d'une terre dont les propriétés ont été modifiées par l'action du
travail humain, les choses se présentent différemment : non à cause de
la terre en elle-même, mais en raison du travail qui y a été
incorporé). La terre peut donc donner lieu à un revenu, la rente
foncière, sans pour autant avoir contribué à créer de la richesse. Ce
revenu correspond donc nécessairement à un prélèvement sur de la richesse
créée ailleurs. Il est rendu possible par le fait que la terre existe
en quantité limitée, qu'on ne peut pas en produire des étendues
supplémentaires, et qu'elle est appropriée de manière privée. Les
propriétaires sont donc en situation de monopole, et c'est ce qui leur
permet d'obliger les industriels et les fermiers à leur concéder une
partie de leurs revenus. Ricardo, qui n'avait rien d'un socialiste,
fera remarquer que si la terre appartenait à l'État, celui-ci pourrait
supprimer la rente foncière. La richesse globale de la société n'en
serait nullement diminuée, et les sommes ainsi économisées par les
capitalistes et les fermiers leur permettraient d'investir, donc
d'accroître davantage cette richesse globale.
Adam Smith et le travail commandé
Revenons-en maintenant à l'affirmation par la théorie de la valeur que
toute création de richesse est, directement ou indirectement, due au
seul travail.
A. Smith est le premier économiste à énoncer cette proposition de
manière plus ou moins nette. Il ne parvient toutefois
pas à formuler une théorie cohérente sur la base de ce point de départ. Adam Smith oscille en fait, sans
trancher véritablement, entre une théorie dite du travail « incorporé » (lorsqu'il cherche
à comprendre comment se créée la valeur) et une théorie du travail « commandé » (où son
problème est davantage de trouver comment mesurer la valeur créée). La théorie du travail incorporé
explique que la valeur d'une marchandise est déterminée par la quantité de travail
nécessaire pour la fabriquer. Celle du travail commandé établit que la valeur de cette marchandise
est fonction de la quantité de travail que sa vente permet d'acheter.
La première proposition fait donc dépendre la valeur
d'une donnée purement technique : la productivité du travail.
La seconde fait dépendre la valeur d'une donnée sociale :
le salaire — puisque toute variation du salaire modifiera la quantité de travail que l'on peut
« commander » avec une marchandise donnée.
C'est Ricardo qui pointera les contradictions de la théorie du travail « commandé » de Smith :
selon cette théorie, la valeur d'un kilo de blé dépendrait en effet de la
quantité de travail que le blé permet d'acheter. Mais cette quantité de travail est elle-même fonction du
salaire... dont le montant est lui-même fonction du prix du blé, puisque les travailleurs consacrent une
part importante de leur budget à acheter du pain. Le raisonnement présente donc une grave erreur
logique : il est circulaire (familièrement, on dirait qu'il se mord la queue). Il n'est
donc pas acceptable.
David Ricardo et le travail incorporé
Ricardo reprend et affine donc la théorie esquissée par Smith à propos de la détermination de la valeur
par le travail incorporé, en soulignant un certain nombre de points essentiels :
- la théorie de la valeur n'est valable que pour les marchandises produites,
et reproductibles par
le travail humain. Un bien non produit (l'air, la terre en tant qu'espace
géographique) ou non reproductible (la Joconde) n'entre pas dans le
champ d'application de la théorie de la valeur
- la quantité de travail incorporé qui fixe la valeur d'une marchandise est
une quantité de travail social, et
non de travail individuel. Si un artisan maladroit met deux jours pour fabriquer des chaussures
que les autres artisans assemblent en une journée, il ne les vendra pas deux fois plus cher.
Sur un marché donné, la valeur
d'une marchandise est unique, et elle est le résultat d'une moyenne entre les temps
de fabrication des différents producteurs.
- le temps de travail qui intervient dans la création de valeur est un temps total,
qui inclut aussi bien
le travail directement dépensé dans la production que le travail indirect, passé, qui a servi à
fabriquer les bâtiments, machines, matières premières, utilisés. Si pour produire une
hache, les forgerons emploient 2 kg de fer ayant nécessité 4 jours de travail, et qu'ils mettent eux-mêmes
3 jours à la forger, celle-ci aura pour valeur l'équivalent de 7 jours de travail.
- C'est la valeur ainsi déterminée par le temps de travail consacré à la production
qui règle le rapport d'échange d'équilibre entre les marchandises.
S'il faut 7 jours pour fabriquer une hache
et 14 jours pour fabriquer un chariot, un chariot s'échangera idéalement
contre deux haches (il « vaudra » deux
haches). Si l'on prend comme référence non le troc, mais une monnaie, on dira par exemple que si la hache a pour
valeur 100 euros, alors le chariot aura quant à lui pour valeur 200 euros. Ricardo emploie le terme de
prix naturel
pour désigner cette valeur (ce prix d'équilibre) exprimé en monnaie.
- Ce prix naturel est un prix d'équilibre, car si à un moment donné tous les prix correspondaient
effectivement aux prix naturels, cela voudrait dire d'une part que pour chaque marchandise, l'offre est égale à
la demande, et que d'autre part, aucun travailleur n'aurait intérêt à changer de métier, chaque journée de
travail dans les différents métiers étant rémunérée de la même manière. J'ai
développé ce dernier point,
qui mérite qu'on s'y arrête plus longuement, dans le chapitre appelé
la gravitation ricardienne.
Les apports de Karl Marx
Après Ricardo, c'est essentiellement Marx qui apportera des raffinements supplémentaires à la théorie
de la valeur-travail. Pour en rester aux très grandes lignes, selon Marx :
- la valeur n'est pas une propriété intrinsèque, naturelle, des objets. Derrière le rapport entre
les choses (le rapport d'échange, le prix), se cache un rapport entre les hommes. Et la valeur
(tout comme l'échange, d'ailleurs), loin
d'être une loi économique universelle, est liée à la forme spécifique, historiquement déterminée,
qu'est l'économie marchande (dont le capitalisme est un cas particulier). La notion
de prix naturel est en elle-même une aberration. Née avec l'économie
marchande, la loi de la valeur disparaîtra avec elle.
- le problème des différentes qualités et des différentes qualifications
du travail, peu traité par Ricardo,
ne constitue pas, comme le pensaient ses adversaires, une objection à la théorie de la valeur-travail.
Il peut être résolu dans le cadre de cette théorie, en comprenant
comment le travail qui fixe la valeur est un travail simple et
abstrait,
et comment tout travail complexe et concret peut se ramener à du travail
simple et abstrait.
- Marx s'est également attelé à résoudre le problèe sur lequel avait buté Ricardo : comment concilier
l'idée que les marchandises s'échangent proportionnellement à la quantité de travail nécessaire à leur
production, avec le fait que les différentes marchandises ne se fabriquent pas avec la même proportion
de capital et de travail ; dès lors, la vente des marchandises à leur valeur ainsi définie entraînerait
des taux de profit inégaux selon les branches, ce qui est contradictoire avec la mobilité des capitaux
d'une branche à l'autre, qui est synonyme de la formation d'un taux de profit moyen. La solution
proposée par Marx fera, à son tour, couler beaucoup d'encre.
Au delà de leurs différences, il y a donc un point commun extrêmement important, une continuité de
pensée, qui relie Smith à Marx en passant par Ricardo : l'affirmation que la richesse est en définitive,
malgré les apparences, créée par un seul facteur, le travail humain. Nous reviendrons dans un instant sur les conséquences
politiques de cette affirmation.
3. La théorie de la valeur-utilité
Mais avant cela, il faut présenter succinctement la tradition opposée, celle de la théorie
de la valeur-utlité. Celle-ci s'affirme dès
le XVIIIe siècle (Condillac), et s'épanouit à l'époque de
Ricardo, avec en particulier la figure de Jean-Baptiste Say. Au passage,
on voit à quel point le courant dit « classique » est peu homogène,
puisque sur une question aussi fondamentale que celle de la théorie de la valeur,
Say défend des positions aux antipodes de Ricardo.
La théorie de la valeur-utilité, étant beaucoup plus proche de
ce que suggère l'intuition, ne demande pas de très longs développements pour
être saisie dans ses grandes lignes. J.-B. Say, par exemple, nie que le travail soit l'unique source de la
valeur. Pour lui, la réalité est en accord avec les apparences : si pour
produire une marchandise, les trois facteurs de production que sont la
terre, le capital et le travail sont nécessaires, cela veut dire qu'ils
sont tous les trois, au même titre, créateurs de valeur. Say récuse par
exemple l'idée selon laquelle le capital doit être considéré comme du
travail passé (du moins, selon ses vues, cela ne l'empêche nullement de créer de la valeur).
La production est ainsi vue comme l'opération consistant à augmenter l'utilité d'un bien, et
donc sa valeur.
C'est donc cette utilité, (conjointement à la rareté),
qui détermine la valeur des biens :
pour une quantité donnée de biens, ceux
auxquels les consommateurs attribuent une faible utilité auront peu
de valeur, ceux auxquels ils attribuent une grande utilité auront une
valeur élevée.
Le paradoxe de l'eau et du diamant
A. Smith avait déjà pointé du doigt un
paradoxe : en effet, comment expliquer qu'un bien comme l'eau, si
utile qu'elle est indispensable à la vie, ait une valeur si faible, alors
qu'un objet de luxe, comme le diamant, vaille si cher ? La théorie de Say faisant
dépendre la valeur de l'utilité semblait là se heurter à une objection fatale.
En fait, le paradoxe sera levé avec le courant
néo-classique qui, tout en repartant des thèses de Say, les
formalisera et leur donnera une expression plus raffinée et plus
rigoureuse. Les néoclassiques avancent que l'utilité qui intervient
dans la formation de la valeur n'est pas l'utilité totale (ou moyenne)
du bien, mais son utilité marginale, c'est-à-dire l'utilité
que le consommateur attribue à
une unité supplémentaire du bien. Or, pour la quasi-totalité des biens,
si ce n'est pour tous, cette utilité marginale est décroissante : la
première baguette de pain est d'une très grande utilité, la seconde un
peu moins, la troisième encore moins, etc. Ainsi, le paradoxe de l'eau et
du diamant se trouve-t-il levé : si le diamant est beaucoup plus cher
que l'eau, c'est parce que sur le marché, ne se confrontent pas leur utilité globale,
mais uniquement l'utilité procurée par une unité
supplémentaire de diamant et par une unité supplémentaire d'eau. Et là, il devient tout à fait possible
que le premier diamant soit plus utile que le cinquantième litre d'eau.
Ainsi, face à la théorie dite objective de la valeur-travail,
la théorie de la valeur-utilité défend elle une conception subjective. Dans la
première, l'utilité est une simple condition de la valeur (un objet doit
être utile pour être produit et pour avoir une valeur). Mais la grandeur
de cette valeur est fixée par un facteur objectif, totalement
indépendant de la conscience humaine, en l'occurrence, la quantité de
travail nécessaire pour la production. Dans la seconde, le facteur
subjectif, la conscience humaine, ses désirs, ses envies, interviennent
pour fixer la valeur des biens (au besoin, en conjugaison avec le facteur
objectif de la rareté).
Il faut également remarquer que la
théorie de la valeur-utilité rend caduque la distinction établie par
Ricardo entre biens reproductibles et biens non reproductibles. Cette
distinction était indispensable dans le cadre d'une théorie
de la valeur-travail, dans la mesure où les biens non reproductibles
ne peuvent, par définition, être reproduits par le travail humain. Ils étaient
donc explicitement exclus du champ
d'application de la valeur-travail. Or, la valeur-utilité n'a pas
besoin de s'embarrasser d'une telle distinction : pour elle, tout bien, du moment
qu'il a une utilité et qu'il subit une contrainte de rareté, possède par là-même une
valeur, autrement dit un prix.
Comme on s'en doute, la reformulation de la théorie de la
valeur-utilité par les néoclassiques ne fut pas suffisante pour convaincre
les partisans de la valeur-travail, qui continuèrent à lui opposer un certain nombre
d'objections. Il m'est impossible de rendre compte ici de cette longue polémique ;
je me contenterai de dire que la la théorie « subjective », ou « marginaliste », de la valeur
a emporté depuis longtemps l'adhésion de l'immense majorité
des économistes. Toutefois, comme on va le voir dans un instant, il n'est
pas interdit de penser que ce triomphe de la théorie subjective de la
valeur n'est pas entièrement dû à sa supériorité intellectuelle, et que
derrière une polémique apparemment purement scientifique, pointent des
enjeux beaucoup plus prosaïques.
4. Les enjeux de la théorie de la valeur
Moins que toute autre, l'économie est une science
sociale neutre. Et si en économie, aucun raisonnement
n'est innocent, c'est encore plus vrai pour la théorie de la valeur. Pour s'en rendre compte,
il suffit d'examiner les implications des deux choix théoriques dont on vient de parler.
Say et les néoclassiques : théorie de la répartition
Si l'on suit Say et les néoclassiques qui lui ont succédé,
la terre, le capital et le travail, qui
contribuent tous trois à la production, sont donc tous trois créateurs de valeur.
On démontre alors que les revenus qu'ils engendrent (respectivement : la rente, le profit et le salaire)
possèdent un niveau d'équilibre :
celui où ils correspondent parfaitement à la valeur qu'ils ont chacun créée
(les néoclassiques parlent à ce propos de
productivité marginale des facteurs).
On peut montrer de surcroît que livré à lui-même,
et dans des conditions satisfaisantes de fonctionnement, le marché tend à faire que les
rémunérations des facteurs s'ajustent à ces productivités marginales, donc à ces valeurs d'équilibre.
Pour dire les
choses autrement : à la suite de Say, la théorie néoclassiques établit
que dans la société capitaliste, sous l'action
du marché libre, les différents types de revenus
(les néoclassiques haïssent le mot comme l'idée de classes sociales)
correspondent très eaxctement à la richesse créée par chacun des facteurs de production.
- La rente que perçoivent les propriétaires fonciers est l'exacte contrepartie de la richesse créée par leur terre.
- Le profit des capitalistes correspond également à la valeur créée par leur capital.
- Quant au salaire, il rémunère de même les travailleurs à la hauteur de la valeur créée par leur travail.
Bien entendu, les néoclassiques concèdent volontiers que dans la
réalité, il peut exister des perturbations qui éloignent provisoirement la rémunération effective
de tel ou tel facteur de production de ces ces points d'équilibre. Mais :
- ces perturbations sont dues à des phénomènes qui entravent le
fonctionnement normal et concurrentiel du marché,
qu'il s'agisse d'ententes entre les entreprises, de l'existence des syndicats ouvriers ou de l'intervention de l'État.
- ces perturbations ne font pas qu'éloigner les rémunérations des
facteurs de production de leur valeur d'équilibre : elles éloignent
l'ensemble de l'économie de ses performances optimales. Car celles-ci ne sont atteintes que lorsque
les prix (dont les revenus, qui sont les prix des facteurs de production) correspondent à leurs valeurs d'équilibre.
La situation de référence, celle qui entraîne le meilleur usage des facteurs de production disponible
et la plus grande utilité pour l'ensemble des consommateurs, est donc assurée par le libre jeu du marché.
Et dans cette situation, tous les revenus correspondent
aux contributions effectives des différents facteurs de production.
Selon ce cadre théorique, la société capitaliste se présente donc
comme une économie juste par essence, dans laquelle chacun reçoit ce
qu'il a apporté. Pour emplyer le vocabulaire de Marx, l'exploitation,
c'est-à-dire le fait que certains membres de la
société perçoivent une richesse créée par d'autres, ne peut être qu'un accident, une
déviation par rapport à la norme.
L'économie de marché apparaît ainsi à la fois donc comme la meilleure
et la plus juste organisation sociale possible.
Même si l'on peut déplorer, par
exemple, que les salaires soient parfois très bas et les profits très levés,
on ne peut en imputer la faute à personne :
cela signifie simplement que la productivité marginale des ouvriers est très faible et que celle du capital
est très élevée. Et si un un gouvernement s'avisait, par exemple de prendre aux uns pour redistribuer aux autres,
ou si les ouvriers se coalisaient pour faire grève, tout cela ne ferait que fausser le mécanisme du marché,
éloigner les revenus de leurs valeurs d'équilibre, et au bout du compte pénaliser
l'ensemble de l'économie, y compris les salariés mal payés eux-mêmes.
Répétons-le, la théorie de la valeur utilité mène
infailliblement à la conclusion que le capitalisme est une société économiquement performante et
socialement équitable, où l'action du marché fait que chacun
(propriétaire, capitaliste ou salarié) perçoit un revenu proportionnel à
sa contribution à la richesse globale.
Valeur-travail et théorie de la répartition (Ricardo)
Tournons-nous à présent du côté des partisans de la théorie de la valeur-travail. On aboutit là à une image
totalement différente de l'ordre social.
La première des conclusions qui se dégage de cette théorie est en effet que
si seul le travail est créateur de valeur, tous les autres revenus autres
que le salaire doivent être considérés comme
des prélèvements, des ponctions pures et simples, sur cette valeur créée par le travail.
Sous la plume de K. Marx, cette situation s'appelle l'exploitation.
Mais si A. Smith ou D. Ricardo n'emploient pas ce terme, ils décrivent une réalité fondamentalement
similaire. Ce point n'était certes pas celui qui les préoccupait le plus, et
à la différence de Marx, ils ne l'ont pas mis en pleine lumière. Mais leur théorie, quoiqu'en clair-obscur,
laisse entrevoir que
les revenus des propriétaires fonciers
et des capitalistes proviennent intégralement du travail non payé aux salariés.
L'idée que les classes sociales étaient en lutte pour le partage de la richesse, que leurs relations
étaient loin d'être harmonieuses, et que leurs inérêts étaient au moins en bonne partie opposés, apparaît
très nettement chez Ricardo. Si celui-ci ne parle pas d'exploitation des salariés,
et s'il ne la conçoit pas clairement, il établit en revanche
avec une grande netteté que la relation entre salaires et profits est une relation antagonique : ce que les uns
gagnent, les autres le perdent. Ricardo voit cet antagonisme en quelque sorte comme un état de choses nécessaire,
et le rôle dirigeant des capitalistes comme quelque chose qui, d'une certaine manière, bénéficie à tous :
les industriels sont des entrepreneurs qui gèrent
leurs entreprises, développent la production,
et qui contribuent donc à accroître la richesse globale, même s'ils ne la produisent pas directement eux-mêmes.
Mais Ricardo est avant tout, en tant que théoricien de l'économie,
un militant des intérêts des industriels face aux propriétaires fonciers.
Ricardo n'a rien d'un socialiste. Il conçoit le capitalisme comme l'aboutissement ultime de l'histoire économique humaine : il ne lui viendrait
pas à l'idée d'imaginer qu'il puisse, ou doive, être remplacé par une autre
organisation. Son problème est donc de favoriser
le développement de ce système qui apporte la croissance économique, et de lever les obstacles qui pèsent sur
son essor. Or, au premier rang de ces obstacles se trouvent les prélèvements effectués par les propriétaires
fonciers, la rente qu'ils ponctionnent étant autant de fonds retirés aux
profits des capitalistes. Or, étant donné la nature de leur propriété,
les propriétaires fonciers peuvent dépenser intégralement leurs revenus
sans se soucier du reste et sans créer ainsi la moindre croissance,
alors que les capitalistes, eux, se doivent d'investir, d'augmenter et
d'améliorer l'appareil productif, et par contrecoup la richesse de toute
la société. Ricardo va donc militer activement non pour abolir le
capitalisme, mais pour libérer celui-ci des entraves que la propriété
foncière fait peser sur son développement. Il sera en particulier un
chaud partisan de l'abolition des lois protectionnistes sur les blés,
les Corn Laws, qui permettaient aux propriétaires fonciers de
préserver un niveau élevé de rente, au détriment des profits. Sa théorie
de la valeur lui sert ainsi à mettre en relief le parasitisme des
propriétaires fonciers, leur situation de purs spoliateurs, qui vivent
au crochet de la société sans rien lui apporter.
Valeur-travail, exploitation et renversement du capitalisme (Marx)
C'est bien sûr avec Marx que la
théorie de l'exploitation sera le plus explicitement développée en tant que prolongement
direct de la théorie de la valeur-travail. À la différence de Ricardo,
Marx est convaincu que le système capitaliste n'est qu'une étape dans le
développement de l'humanité et qu'à terme, il devra être remplacé par un
autre type d'économie. En philosophe matérialiste, Marx affirme que
les acteurs de cette transformation (qui prendra la forme d'une
révolution politique et sociale internationale) seront ceux qui y ont
objectivement intérêt, c'est-à-dire les travailleurs salariés. C'est sur
eux que repose l'enrichissement des classes possédantes de la société
capitaliste (propriétaires fonciers et propriétaires du capital) ;
c'est par l'extorsion continuelle de travail gratuit (dissimulée par les
mécanismes trompeurs du marché « libre ») qu'ils accroissent
leur fortune et leur puissance sociale.
Marx n'a donc de
cesse de dénoncer la fraude qui présente la société
capitaliste, fut-elle politiquement démocratique, comme une société
équitable où chacun serait rémunéré à la juste mesure de son apport à la
richesse collective : le fonctionnement du marché libre permet en réalité à ceux qui n'apportent rien
(propriétaires fonciers et capitalistes) de prélever
la richesse produite par ceux qui apportent tout (les salariés), ne leur
laissant que de quoi reproduire leur force de travail. Même si en apparence, les
salariés sont payés en proportion du travail qu'ils effectuent, les mécanismes
cachés de l'économie, en particulier les fait qu'ils aient été
historiquement dépossédés de leurs moyens de production, assurent qu'ils fournissent en permanence du
travail gratuit pour leurs employeurs. Si dans la société capitaliste,
l'exploitation se présente sous un jour beaucoup moins ouvert que dans la société esclavagiste ou
féodale, elle n'en est pas moins réelle et féroce. Le capitalisme
n'est donc pas la fin de l'Histoire : tout comme les sociétés
précédentes, il est traversé par la
lutte des classes, et celle-ci, de même qu'elle a permis sa naissance
dans le passé,
le mettra à mort dans l'avenir.
Il faut souligner que pour Marx, l'exploitation
capitaliste n'est pas, à proprement parler,
un vol (contrairement au sens que le langage courant attribue
le plus souvent à ce terme). Les employeurs qui exploitent les travailleurs les payent
à leur juste valeur, celle que possède la force de travail dans le
cadre du marché capitaliste. La captation de travail gratuit est un
phénomène général, continu, qui est une loi de
fonctionnement du système lui-même, et non la conséquence de la rapacité ou du
manque de scrupules de tel ou tel employeur ; l'exploitation ne peut prendre fin
qu'avec la disparition de ce système qui permet à certains de posséder
l'ensemble des moyens de production et aux autres de n'avoir que leur
travail pour vivre. Aucune augmentation de salaire, aussi substantielle
soit-elle, ne mettra fin à cette exploitation — même si les augmentations de
salaires sont toujours bonnes à prendre pour ceux qui en bénéficient.
Seule l'abolition de la propriété privée des usines et des banques et
l'instauration d'une économie planifiée organisée selon les besoins
de la collectivité pourra mettre fin à l'exploitation de l'homme par
l'homme.
Conclusion
On voit donc à quel point les positions sur la
théorie de la valeur conduisent à des visions diamétralement opposées
de la société, et on comprend que la théorie de la valeur n'ait jamais
été un débat purement intellectuel et désincarné, mais qu'elle a
toujours représenté un enjeu politique et idéologique majeur (que
celui-ci ait été ouvertement
exprimé ou qu'au contraire, il se soit dissimulé derrière les
apparences de la neutralité scientifique).
Ce n'est pas un hasard si
le grand essor de la théorie néoclassique date des années 1870, juste
après les publications de Marx et l'émergence d'un puissant mouvement
ouvrier révolutionnaire (fondation de l'Association Internationale des
Travailleurs en 1864, Commune de Paris en 1871). Avec ces événements,
la période où un Ricardo, représentant en économie de la bourgeoisie
ascendante, pouvait se permettre de théoriser la lutte des classes
pour le compte de celle-ci, est définitivement révolue. Plus que
jamais, l'économie devient politique, et les positions se tranchent.
D'un côté, les partisans du système capitaliste qui rejetant la valeur
travail, nient ainsi l'exploitation et proclament que le système sert au
mieux les intérêts de tous. De l'autre, ses adversaires socialistes (à
l'époque, le terme de socialiste est presque toujours synonyme de révolutionnaire)
qui dénoncent le caractère exploiteur et transitoire du système
capitaliste, et proclament leur volonté de préparer son renversement.
Entre les positions théoriques sur la question de la valeur, comme
entre les positions politiques vis-à-vis de la société capitaliste, il
n'y a guère de place pour un juste milieu hypothétique. Notons
d'ailleurs que ce juste milieu, à supposer qu'il puisse exister sur le
plan politique, n'a aucun sens en matière de théorie économique : il
n'y a pas de théorie intermédiaire entre celle de la valeur-travail
et celle des néoclassiques, entre l'affirmation de l'existence de
l'exploitation ou sa négation. De ce point de vue au moins, le vieux
débat deux fois séculaire sur la loi de la valeur n'a pas pris une
ride.