La rente différentielle
1. Position du problème
1.1 Aspects généraux
La théorie de la rente différentielle procède d'un double problème (ou, plus exactement, d'un problème que l'on peut aborder
sous deux angles différents).
On se souvient de la distinction opérée par Ricardo entre marchandises reproductibles et marchandises non reproductibles :
les hommes peuvent démultiplier les premières autant qu'ils le veulent ; il suffit pour cela d'augmenter la quantité de capital et de travail
employés à leur production. En revanche, la quantité des secondes est indépendante de l'action humaine : leur rareté est une donnée exogène,
pour employer un vocabulaire un peu pompeux. La valeur d'échange des deux catégories de biens se détermine donc d'une manière totalement
différente : pour les marchandises reproductibles, Ricardo affirme que la valeur est proportionnelle à la quantité de travail (direct et indirect)
dépensé dans la production. Pour les marchandises non reproductibles, la valeur est déterminée uniquement par le rapport entre utilité et rareté,
c'est-à-dire par le simple jeu de l'offre et de la demande.
Or, il existe au moins un secteur où la production des biens reproductibles fait intervenir massivement un facteur
non reproductible : il s'agit de l'agriculture, avec la terre. D'où un premier problème : l'importance de la terre, facteur non
reproductible, dans la production agricole, perturbe-t-elle la loi de la valeur en ce qui concerne cette dernière ? Ce premier problème
en amène en second : on sait que Smith avait échoué à formuler une théorie économique de la rente. Or, découvrir le rapport économique
entre prix du blé et prix de la terre était précisément la clé d'une telle théorie.
Tout cela, à l'époque de Ricardo (et de Malthus, chez qui Ricardo puisa une bonne partie de son inspiration sur ce sujet)
possédait une importance cruciale. Le prix du blé, et sa hausse à l'époque napoléonnienne, était un sujet de préoccupation majeur pour les
milieux d'affaires. Et la bataille faisait rage entre les propriétaires fonciers et les industriels au sujet d'une législation qui permettrait
ou non d'abaisser les prix du blé en recourant aux importations.
1.2 Un résumé des hypothèses
On peut dire que chez Malthus et Ricardo, l'existence de la rente provient de la conjonction des facteurs suivants :
- la terre est une ressource non produite. Elle existe en quantité limitée, et par dessus-tout, elle est appropriée
par des propriétaires qui cherchent à en tirer un revenu (le plus élevé possible).
- les terres sur lesquelles le blé est produit sont d’une fertilité inégale : une même quantité de capital
et de travail y produisent des récoltes inégales.
- Le blé, comme toute marchandise, possède un prix unique.
- Les capitalistes agraires (fermiers) sont libres d’entrer et de sortir dans l’agriculture, et d'investir leur capital où bon leur semble.
Que l'on retire une seule de ces quatre hypothèses, et la rente disparaitrait - ce que l'on peut vérifier, en suivant pas à pas
le raisonnement qui détermine celle-ci.
2. La détermination du niveau de la rente
2.1 L'impossible équilibre
Pour fixer les idées, on se propose de raisonner à partir d'un exemple numérique. Nous posons donc que dans un pays
quelconque, la production de blé est de 2 000 000 de kg, nécessitant 100 000 heures de travail (pour simplifier, on suppose que la production
n'exige aucun capital - introduire le capital compliquerait les calculs, mais ne changerait en rien les conclusions).
Le blé a bien sur un prix naturel (une valeur) unique [hypothèse 3]. A priori, étant une marchandise
reproductible, sa valeur correspond à la quantité de travail nécessaire à sa production. Un kilo de blé vaut donc 100 000/2 000 000
= 0,05 heure de travail. Si l'on préfère évaluer les choses en euros plutôt qu'en heures, disons qu'à une heure de travail
correspondent 10 euros : cela revient à dire qu'un kilo de blé vaut 0,50 euros.
D'après l'hypothèse 4, les fermiers sont libres d'entrer et de sortir dans l'agriculture. Cela signifie qu'à l'équilibre,
le taux de profit dans l'agriculture doit impérativement être le même que dans le reste de l'économie. Pour connaître ce taux de profit, il
faut introduire une donnée supplémentaire : le salaire. Dans notre exemple, il peut être fixé à n'importe quel niveau, dans une fourchette de
0 à 10 euros de l'heure : plus bas que zéro, le travailleur payerait pour venir s'embaucher, et au-delà de 10 euros, le profit serait négatif.
On admettra donc, pas pure convention, que le salaire soit de 8 € de l’heure.
Le taux de profit est alors de (1 000 000 – 800 000) / 800 000 = 25%. Et rappelons-le, nous sommes censés être à l'équilibre ! 25% est
donc également le taux de profit moyen dans les autres branches de lm'économie.
L'hypothèse 2 nous dit cependant que les 2 000 000 de kg de blé n'ont pas tous été produits sur des terres d'une
même fertilité. Certaines ont des rendements élevés, d'autres beaucoup moins. Il nous faut donc affiner notre approche, en admettant par exemple
qu'on peut classer les terres en quatre catégories, de la plus fertile (Terre 1) à la moins fertile (Terre 4). Cela veut dire qu'en allant des terres
de catéhorie 1 à celles de catégorie 4, il faut de plus en plus d'heures de travail pour obtenir une production de moins en moins importante (rappel,
dans notre exemple simplifié, on produit uniquement avec du travail).
On pourrait donc poser le tableau suivant :
Catégorie | Heures | Production | Salaires | Valeur | r |
Terre 1 | 10 000 | 256 000 | 80 000 | 128 000 | 60,00% |
Terre 2 | 20 000 | 448 000 | 160 000 | 224 000 | 40,00% |
Terre 3 | 30 000 | 576 000 | 240 000 | 288 000 | 20,00% |
Terre 4 | 40 000 | 720 000 | 320 000 | 360 000 | 12,50% |
global | 100 000 | 2 000 000 | 800 000 | 1 000 000 | 25,00% |
On voit surgir un premier problème : les fermiers qui travaillent sur les terres des groupes 3 et 4 ne sont pas contents du tout.
Ils touchent un taux de profit inférieur au taux de profit moyen de la société. Ils n’ont aucune raison de continuer la production, et vont donc se reconvertir dans l’industrie,
le commerce, ou toute autre branche qui leur assure le profit moyen.
Ceci est contradictoire avec notre hypothèse de départ, qui était que nous avions une situation d’équilibre.
Donc, soit il faut renoncer à la possibilité pour les fermiers d’entrer et sortir librement de la branche (mais alors, on n'est plus dans une économie capitaliste libre),
soit il faut supposer que le prix naturel du blé se fixe autrement, d’une manière qui assure le taux de profit moyen à tous les fermiers,
y compris ceux qui travaillent sur la terre la moins fertile. C’est évidemment cette solution qui est la bonne.
C'est donc un premier point, extrêmement important : une marchandise qui pour sa fabrication nécessite un bien non reproductible
(ici, la terre) voit sa valeur déterminée non par les confitions moyennes de production, mais par celles qui sont les plus défavorables.
2.2 Un autre prix d'équilibre... et un nouveau déséquilibre
Comme la production doit impérativement s'élever à 2 000 000 de kg et que pour cela, la culture des terres de catégorie 4 est indispensable, on doit donc supposer
que ces terres rapportent aux fermiers qui les cultivent le taux moyen de profit. Celui-ci est assuré lorsque le prix de vente du blé est de (320 000 + 25% * 320 000) / 720 000 euros
le kilo, soit 5/9 = 0,56 euros le kg.
Il nous faut donc réécrire la totalité du tableau précédent, en partant cette fois de ce prix - qui, rappelons-le, est le même quelle que soit la catégorie de la terre
sur laquelle le blé a été produit. Pour plus de clarté, on appelle respectivement Valeur 2 et r 2 la valeur de la production
et le taux de profit calculés avec ce nouveau prix au kilo.
Catégorie | Heures | Production | Salaires | Valeur 2 | r 2 |
Terre 1 | 10 000 | 256 000 | 80 000 | 142 222 | 77,78% |
Terre 2 | 20 000 | 448 000 | 160 000 | 248 889 | 55,56% |
Terre 3 | 30 000 | 576 000 | 240 000 | 320 000 | 33,33% |
Terre 4 | 40 000 | 720 000 | 320 000 | 400 000 | 25,00% |
global | 100 000 | 2 000 000 | 800 000 | 1 111 111 | 38,88% |
Tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des mondes ruraux possibles. Les fermiers qui travaillent les terres de catégorie 4 ne sont dorénavant plus malheureux ;
ils réalisent le taux de profit moyen, et n'ont donc plus aucune raison de vouloir se reconvertir dans une autre activité. Quant à ceux qui travaillent les terres de catégories 3, 2 et 1, ils
sont respectivement heureux, aux anges et en pleine extase : ils touchent davantage que le taux de profit moyen, et n'abandonneraient pour rien au monde leur poule aux œufs d'or.
Oui, mais voilà : l'histoire n'est pas complète, car elle omet jusqu'à présent un dernier personnage, qui fait maintenant son apparition : le propriétaire foncier.
2.3 La rente différentielle
Rappelons-nous l'hypothèse 1 : la terre appartient en effet à des propriétaires privés, qui n'ont aucune raison d'en céder l'usage gracieusement aux fermiers.
Tout au contraire, ils cherchent à en tirer un revenu le plus élevé possible, et exigent donc des fermiers le versement d'une rente. La question est : à quel niveau cette rente va-t-elle
pouvoir s'établir sans rompre l'équilibre économique, c'est-à-dire sans faire fuir les fermiers hors de la production agricole ? La réponse est aussi simple qu'évidente : les propriétaires
peuvent exiger une somme qui permet aux fermiers de réaliser le taux de moyen de profit. S'ils demandent moins, ils font (bêtement) cadeau aux fermiers d'un revenu qui aurait pu leur revenir.
S'ils demandent plus, personne ne voudra louer leur terre pour travailler en gagnant moins que le taux de profit moyen.
On peut donc compléter le tableau précédent en faisant apparaître le montant de la rente pour chaque catégorie de terre, la valeur (valeur 3)
qui reste effectivement entre les mains des fermiers et le le taux de profit (r 3) qu'ils perçoivent effectivement après versement de la rente.
Catégorie | Heures | Production | Salaires | Valeur 2 | r 2 | Rente | Valeur 3 | r 3 |
Terre 1 | 10 000 | 256 000 | 80 000 | 142 222 | 77,78% | 42 222 | 100 000 | 25 % |
Terre 2 | 20 000 | 448 000 | 160 000 | 248 889 | 55,56% | 48 889 | 200 000 | 25 % |
Terre 3 | 30 000 | 576 000 | 240 000 | 320 000 | 33,33% | 20 000 | 300 000 | 25 % |
Terre 4 | 40 000 | 720 000 | 320 000 | 400 000 | 25,00% | 0 | 400 000 | 25 % |
global | 100 000 | 2 000 000 | 800 000 | 1 111 111 | 38,88% | 111 111 | 1 000 000 | 25 % |
3. Une approche qualitative
Avec l'exemple qui précède, on s'est focalisé sur les calculs ; mais il faut bien comprendre que ceux-ci ne sont qu'une simple illustration d'un raisonnement économique.
C'est ce dernier qu'il faut comprendre (et adopter, ou critiquer).
En fait, c'est l'existence d'un bien de production non reproductible (la terre) et non homogène (les terres sont d'inégale fertilité) qui entraîne une élévation du prix, et donc
l'apparition d'une valeur supplémentaire appropriable par les uns ou par les autres. Et c'est la détention des terres en propriété privée, jointe à la concurrence des fermiers entre eux, qui permet
aux propriétaires fonciers de s'approprier cette valeur supplémentaire sous forme de rente.
Ce raisonnement permet donc de tirer un certain nombre de conclusions d'autant plus importantes aux yeux de ricardo qu'on ne se contente pas de regarder les propriétés statiques
du système, mais qu'on le considère en évolution :
- La terre la moins fertile est à la fois celle qui détermine le prix du blé et celle qui ne paye pas de rente.
- « La rente n’est pas un constituant du prix des marchandises » (contrairement à ce qu'affirmait Adam Smith, au moins par endroits).
La rente n'est pas une cause, mais un effet du prix du blé : « le blé n’est pas cher parce qu’une rente est payée, mais une rente est payée parce que le blé est cher ».
- La rente apparaît non comme l'équivalent d'un « servce productif » rendu par la terre (cf. J.-B. Say) mais comme un prélèvement sur les profits des fermiers (et donc, par
extension, sur l'ensemble des profits).
- La rente naît de l'inégale fertilité des terres et sera donc d'autant plus élevée que cette inégalité de fertilité est forte.
- En cas d'augmentation de la production de blé, et la fertilité du sol restant égale à elle-même,
on sera obligé de mettre en culture des terres de moins en moins fertiles.
Il y aura donc mécaniquement tout à la fois une augmentation de la valeur du blé et du niveau global de la rente.
Pour terminer, on peut souligner un point faible assez évident de cette approche :
elle établit que les terres les moins fertiles ne payent pas de rente. Or, très clairement, dans l'économie capitaliste,
hormis de très particulières exceptions (terres « libres », ou plutôt, libérées de leurs précédents occupants, aux États-unis),
il n'existe aucune terre dont la location serait gratuite. Cela tend à suggérer, au minimum, que la théorie de la rente différentielle,
même si elle est juste, n'est pas complète pour expliquer le phénomène de la rente.