Travail productif et improductif
La distinction entre travail productif et travail
productif est aussi ancienne que la théorie de la valeur-travail elle-même. C'est
Adam Smith qui, le premier, mit cette question en lumière ;
il était également l'un des premiers à avoir contribué à élaborer la théorie de la
valeur-travail. Avant d'en venir au vif du
sujet, comme souvent, il nous faut commencer par savoir de quoi parlent les
économistes lorsqu'ils parlent de travail « productif ». Car, sur ce point
comme sur d'autres, le sens qu'ils donnent à ce mot n'est pas celui du
langage courant.
Lorsque dans la vie quotidienne, on parle des
improductifs, c'est pour désigner des gens qui ne travaillent pas, ou qui
ne travaillent plus
: les chômeurs, les retraités... sans oublier, naturellement, les
étudiants. À la rigueur, on qualifiera d'improductif quelqu'un qui
occupe certes un poste, mais qui n'a pas la moindre activité réelle, ou
une activité parfaitement inutile.
Lorsque Adam Smith parle de travail productif et de travail
improductif, c'est dans un sens tout à fait différent.
Chez Adam Smith,
comme par la suite chez Ricardo ou Marx, un travail est qualifié de
productif s'il crée de la valeur — en fait, selon lui, si la valeur est créée uniquement par le travail,
cela ne signifie donc pas que tout travail crée de la valeur. Smith affirme également qu'
un travail est productif s'il contribue à augmenter le capital qui
l'emploie. Chez Smith, ces deux propositions sont équivalentes : un
travail qui crée de la valeur augmente forcément le capital qui
l'emploie, et un travail qui augmente le capital est forcément
créateur de valeur. Marx, pour sa part, contestera que ces deux
propositions sont équivalentes ; je n'en dis pas plus, car cette discussion
nous entraînerait trop loin. Revenons donc à Smith : ce qu'on peut
dire, bien entendu, c'est qu'inversement, un travail improductif
est un travail non créateur de valeur.
La première chose à comprendre,
c'est donc que les notions de travail productif et improductif sont
définies chez Smith par référence à la théorie de la valeur-travail. En-dehors
de cette théorie, elles n'ont aucun sens. Pour les économistes
néoclassiques, par exemple, qui rejettent la théorie de la
valeur-travail, la question ne se pose tout simplement pas : il n'existe pas plus de travaux productifs que de
travaux improductifs. Ou plus exactement, tout travail qui s'échange
contre un salaire est donc forcément productif. Là encore, je me
contente de signaler le fait, sur lequel nous reviendrons lorsque
nous étudierons les idées néoclassiques.
1. Adam Smith, le domestique et l'ouvrier
On dit souvent que le but de la science est de montrer comment des
phénomènes apparemment sans rapport les uns avec les autres peuvent être
reliés entre eux grâce à un principe unique ; c'est, classiquement, le
cas de Newton qui explique grâce à une même loi (la gravitation
universelle) la chute d'une pomme et la
rotation de la Lune autour de la Terre. En économie, on pourrait
certainement trouver des dizaines d'exemples qui relèvent d'une telle démarche. Mais la science consiste également à effectuer le travail
inverse, et à montrer comment des phénomènes apparemment très semblables
peuvent en réalité n'avoir rien de commun (comme par exemple, en
biologie, les
baleines et les poissons) ; c'est très exactement le cas avec le
sujet du travail productif.
On ne sait pas comment Adam Smith en est venu à raisonner sur cette
question, mais on peut très bien imaginer le cheminement suivant : si la
source de valeur est bien le travail, comme l'établit sa théorie de la
valeur, alors tout employeur doit logiquement s'enrichir lorsqu'il paie des salariés.
Or, Smith constate facilement autour de lui que si
c'est effectivement le cas, par exemple, des industriels, qui embauchent des ouvriers
dans la perspective du profit que cette opération leur rapportera,
dans d'autres cas, l'emploi de salariés apparaît comme une dépense en
pure perte. Typiquement, employer des centaines de domestiques dans son
domicile est un luxe qui n'enrichit aucunement celui qui se l'autorise, tout au contraire !
En bonne logique, cela veut dire soit qu'il faut rejeter la théorie de
la valeur travail, soit qu'il faut faire la distinction entre certains
travaux qui sont créateurs de valeurs, et d'autres qui ne le sont pas. C'est cette
deuxième option que choisit Adam Smith.
Apparemment, tout rapproche l'ouvrier du domestique : tous les deux
sont des salariés. Tous deux effectuent un travail sur l'ordre de leur
employeur en échange d'une certaine somme d'argent. On peut même
imaginer (ce que ne fait pas A. Smith, mais que fera K. Marx) que le travail, du point de vue de son contenu concret, soit
exactement le même : ainsi, un employeur pourrait très bien employer des
couturières dans son usine de textile et d'autres couturières comme
domestiques à son domicile personnel. Ces deux situations semblent donc
équivalentes. Pourtant, du point de vue de leurs effets économiques,
elles sont radicalement différentes.
En effet, ce qui caractérise les vêtements que fabrique
la couturière qui est employée à l'usine, c'est qu'ils sont faits à seule
fin d'être vendus. De même, dans toutes les industries, si l'on emploie des
ouvriers, c'est pour qu'ils produisent des marchandises, des
biens destinés à être mis sur le marché. Aucune filature industrielle ne
sert à fabriquer des vêtements pour habiller ses actionnaires, pas plus
qu'aujourd'hui, les voitures qu'on fabrique chez Peugeot ne sont faites
pour transporter les membres de la famille Peugeot, ou que les produits
de beauté l'Oréal sont destinés à parfaire le maquillage de Mme de Bettencourt, mère ou fille.
Lorsqu'un capitaliste emploie un ouvrier, il échange donc
une certaine somme d'argent (le salaire) contre le travail de celui-ci,
travail qui va se matérialiser dans une marchandise dont le capitaliste est propriétaire,
et dont il va pouvoir percevoir le produit de la vente. L'échange qui a lieu entre le capitaliste et la
couturière n'est qu'un maillon dans un circuit bien plus vaste, qui
inclut en particulier la vente des produits fabriqués par la couturière.
En revanche, dans le cas du domestique, ou de la couturière
qui répare les vêtements du capitaliste à son domicile, les choses sont
très différentes. Là aussi, il y a échange de travail contre un salaire.
Mais le travail de la couturière ne sert pas à fabriquer une
marchandise, c'est-à-dire un bien qui sera vendu. Il y a un simple échange de travail
contre une somme d'argent, et cet échange ne s'inscrit pas dans un
circuit plus vaste ; il s'éteint avec la transaction entre l'employeur et l'employé.
La première découverte d'Adam Smith, c'est donc que la somme
d'argent qu'un employeur débourse pour payer un employé peut posséder
des statuts économiques très différents. Du point de vue de l'employeur,
le salaire d'un ouvrier est un
capital, ou, pour parler comme les économistes classiques, une avance :
c'est une somme d'argent dont le capitaliste ne se défait que dans la seule perspective de la
récupérer, augmentée d'un bénéfice (au travers de la vente des produits
fabriqués par l'ouvrier). Le salaire d'un domestique, en revanche, est
une pure dépense, qui n'appelle aucun retour d'argent, et encore moins
de bénéfice. Qu'un homme riche se paye un domestique, un nouveau château
ou une bouteille de vin rare ne change absolument rien du point de vue
économique. L'argent qu'il dépense à cette occasion, il ne le reverra
jamais : c'est une dépense de consommation.
Le travail de l'ouvrier, celui qui sert à produire une
marchandise, celui qui entre donc dans le circuit économique global, est
un travail créateur de valeur, un travail productif. Et c'est cette
valeur nouvelle ajoutée par le travail de l'ouvrier qui explique
pourquoi il y a un bénéfice pour le capitaliste (même si chez Smith,
cette explication reste assez vague). Le travail du
domestique, en revanche, ne crée aucune marchandise ; il ne crée par la même occasion
aucune valeur, n'ajoute aucune valeur à rien ; c'est un travail improductif,
qui ne pourra jamais enrichir celui qui l'emploie.
Smith tire de cette distinction un aphorisme célèbre : «
on s'enrichit en employant un ouvrier, on s'appauvrit en employant un
domestique ». Il énonce par la même occasion ce qu'on pourrait
appeler un théorème économique : un travail productif s'échange contre du capital,
un travail improductif s'échange contre du revenu.
2. Des points qui firent débat
Cette distinction entre travail productif et improductif
a alimenté de nombreux débats, en particulier au sein du courant classique. K. Marx, notamment,
reviendra en détail sur cette question, acceptant le point de départ de Smith mais critiquant plusieurs
aspects qu'il considérait comme des erreurs.
Il faut éviter quoi qu'il arrive d'assimiler, dans cette conception,
« productif » à « utile », ou inversement, « improductif » à « inutile ».
Un travail productif peut fort
bien être inutile, ou nuisible, du point de vue de la société (l'ouvrier
qui fabrique des gadgets, des cigarettes... ou des armes). De même, un
travail improductif peut être très utile (une infirmière à domicile, un
cuisinier, un précepteur...). Le critère qu'emploie Smith pour
distinguer les deux sortes de travaux n'est pas moral, mais économique.
Un autre aspect, sur lequel Marx contredira Smith,
est de savoir si la distinction entre travail productif et improductif recouvre
celle entre services et industrie. Telle était l'opinion de Smith :
le travail productif est celui qui produit une marchandise (sous-entendu, matérielle).
C'est donc un travail d'industrie, qui est accompli par des ouvriers. Le travail
improductif, lui, ne s'incarne dans aucun bien destiné à la vente ; il prend donc nécessairement
la forme d'un service (privé), accompli par des domestiques. Marx reprendra ce point
en montrant qu'une marchandise n'est pas obligatoirement quelque chose de matériel.
Certaines activités communément classées comme « services » sont en réalité une production
de marchandises immatérielles, et à ce titre, doivent etre analysées de la même manière que
les marchandises matérielles. Ainsi, le salarié qui
prodigue des soins ou des leçons de plongée sous-marine pour
le compte d'un employeur privé est aussi productif (au sens de Smith)
que celui qui fabrique des automobiles : leur travail crée de la
valeur, s'incarne dans des marchandises et fait fructifier un capital.
Inversement, le décorateur d'intérieur ou le plombier qui installe une chaudière pour le compte d'un
riche châtelain créent par leur travail des biens matériels. Mais ceux-ci n'étant pas destinés à être
vendus par celui qui les acquièrent, le travail qui a servi à les fabriquer n'est pas, économiquement parlant,
une production de marchandises, mais un service.
Selon l'argument de Marx, la distinction entre travail
productif et improductif n'est nullement liée à la forme matérielle du
travail concerné ; ce n'est pas une distinction entre ce qu'on appelle communément le secteur de l'industrie et
celui des services. Voilà pourquoi j'ai choisi plus haut l'exemple d'un même travail,
celui de la couturière, qui pouvait s'avérer tantôt productif, tantôt improductif selon le cadre économique dans lequel il était effectué.
Pour terminer, il faut ajouter que Marx fut amené à discuter d'un certain nombre de travaux salariés
effectués dans le cadre du circuit capitaliste, et enrichissant donc leurs employeurs,
mais qui pourtant ne participent pas à la production de marchandises : on pense
aux emplois liés à la vente, à la banque, à l'assurance, la publicié, etc. Marx élaborera un raisonnement pour montrer comment
cet apparent paradoxe pouvait être résolu dans le cadre de sa théorie de la valeur-travail, et comment ces travaux pouvaient
tout à la fois ne pas être productifs de valeur, mais être productifs de profit. Ces discussions sortent toutefois largement
du cadre de ce cours.
3. Les enjeux de la discussion
On pourrait se demander l'utilité de cette discussion, et pourquoi Smith prenait la peine d'établir une telle
distinction entre différentes sortes de travaux. Bien entendu, une patie de la réponse tient dans le simple fait que Smith
voulait, comme tout scientifique, développer une vision cohérente de la réalité qu'il étudiait, et mettre au jour les tenants
et les aboutissants de ces raisonnements. Mais, sur le problème du travail productif, il existait incontestablement
un autre enjeu : celui de la croissance et des conditions qui pouvaient la favoriser.
A. Smith, comme tous les économistes de cette époque, était taraudé par la question du développement économique.
Le progrès de la société, l'amélioration de son bien-être matériel passe par un accroissement de ses capacités de production.
Smith voulait mettre en lumière le fait que de ce point de vue, toutes les dépenses des riches ne sont pas équivalentes.
Il mettait en particulier l'accent sur la différence entre les dépenses de consommation (fussent-elles sous la forme de l'emploi de
salariés) et les dépenses qui conduisaient à une augmenation du capital et de la production. Employer des domestiques et employer
des ouvriers, disait Smith, n'est équivalent ni pour l'employeur ni pour l'ensemble de la société.
Et plus la proportion de domestiques serait importante par rapport à celle des ouvriers, plus cette nation serait condamnée à
végéter.
En fait, derrière cette opposition
dans les manières de dépenser son argent, se profilait celle entre les rentiers, propriétaires fonciers, et la bourgeoisie
de l'artisanat et de l'industrie. Les propriétaires fonciers dilapidaient volontiers leurs revenus dans la consommation improductive :
tirant leur rente du monopole de la terre, ils n'avaient ni besoin ni intérêt à réinvestir ce qu'elle leur rapportait.
En revanche, les capitalistes industriels, ou leurs proches ancêtres de l'époque de Smith, devaient sans cesse moderniser et agrandir leur apareil
productif sous peine d'être victimes de la concurrence. Pour préserver leurs intérêts, ils étaient amenés à
développer leur appareil de production, et donc la richesse nationale.
En mettant l'accent sur les bienfaits du travail productif du point de vue de la « richesse des
nations », Smith proclamait que l'intéret des industriels coïncidait avec l'intérêt national ; inversement, les dépenses
improductives des rentiers apparassaient comme un frein à la croissance.
On ne saurait sous-estimer
l'importance de cette bataille entre propriétaires fonciers et capitalistes dans l'Angleterre de la révolution
indstrielle, bataille
qui fut très loin de rester sur le seul terrain de l'idéologie ; ce fut l'axe autour duquel s'organisa toute une partie de la
vie politique durant des décennies. Elle culmina
avec les polémiques autour des
lois sur les blés
(
Corn Laws) du début du XIXe siècle, polémiques à l'avant-garde de laquelle on
trouvera notamment Thomas Malthus et David Ricardo.