Le marché du travail
Parmi toutes les marchandises disponibles sur
le marché, il en est une qui possède un statut bien
particulier : il s'agit bien sûr de la force de travail, ou du
travail (la distinction, importante d'un certain point de vue,
nous importe peu ici). En effet, le travail
est la seule marchandise à protester, parfois violemment,
lorsque son prix baisse ! C'est aussi - et de loin -
celle qui pose le plus de problèmes lorsque des stocks se
constituent de manière plus ou moins permanente (c'est-à-dire
lorsque apparaît du chômage). Aussi,
on ne sera pas étonné si la discussion théorique sur le statut
du marché du travail est des plus sensibles, dans la mesure où
c'est une de celles qui porte le plus directement des enjeux
et des choix politiques.
Dans ce chapitre, on se propose donc de voir
comment néoclassiques et keynésiens se sont affrontés sur
cette question, au nom de quelles hypothèses et de quels
raisonnements. Sans oublier, comme toujours, avec quelles
arrière-pensées.
1. Le marché du travail chez les
néoclassiques
La démonstration néoclassique se conclut par
un précepte demeuré célèbre : lorsque
l'économie est en équilibre, il ne peut pas exister de
chômage involontaire. Précisons les tenants et les
aboutissants de cette affirmation.
Du point de vue de la théorie, l'offre et la
demande de travail doivent être traitées exactement comme
l'offre et la demande de toute marchandise. Les offreurs de
travail (rappelons qu'à la différence du langage courant, il
s'agit des salariés potentiels) procèdent comme n'importe
quels autres détenteurs de n'importe quel bien : ils arbitrent
entre le fait de conserver leur marchandise ou de la proposer
à la vente. Naturellement, plus le prix qu'ils peuvent espérer
en tirer est élevé, plus ils seront disposés à vendre (et
inversement). Cela veut donc dire que chaque travailleur
potentiel procède à un arbitrage entre son travail et ses
loisirs, et sera donc d'autant plus enclin à travailler que
les salaires sont élevés, et d'autant plus à rester chez lui
qu'ils sont faibles. Ces préférences des travailleurs, une
fois agrégées les unes aux autres, déterminent donc la
fonction d'offre du travail. Et, on l'aura compris,
cette fonction est croissante par rapport au prix (le
salaire).
Les demandeurs de travail (les employeurs)
arbitrent pour leur part entre le travail et d'autres biens de
production, puisque pour réaliser une même production, ils ont
le choix entre plusieurs (et en théorie, une infinité de)
combinaisons productives. La plus pertinente est bien sûr
celle qui assure une production donnée au moindre coût. Les
employeurs vont donc comparer ce que vont leur rapporter et
leur coûter chaque unité en plus ou en moins des différents
facteurs de production. Autrement dit, ils vont mettre en
balance les différentes productivités marginales et
les prix de ces différents facteurs. Ces calculs des
différents entrepreneurs, mis bout à bout, forment donc la fonction de demande du travail, qui
elle, est décroissante par rapport au prix.
Au final, pour peu que le marché du travail
satisfasse aux critères de la concurrence pure et parfaite, on
aboutit comme pour toute autre marchandise à un optimum, à
savoir que le prix du travail s'établit à un niveau qui
équilibre l'offre et la demande. Cela veut dire qu'il ne peut
exister aucun chômage involontaire : aucun
travailleur qui souhaite travailler au salaire proposé par
le marché ne reste inemployé. Il peut certes y avoir
des chômeurs, mais les néoclassiques parlent à ce sujet de
chômeurs volontaires : ce sont des gens qui auraient
peut-être accepté d'offrir leurs bras si le prix du travail
avait été plus élevé, mais qui, étant donné le prix offert
(qu'ils estiment trop faible), préfèrent ne pas travailler. Le
seul chômage involontaire admis par la théorie néoclassique
est transitoire : il concerne le passage d'un état d'équilibre
à un autre, où certains ajustements sont inévitables.
Dès lors, s'il devait se former un chômage
important, la seule solution consiste à laisser agir les
forces du marché, qui ne manqueront pas de faire baisser le
prix du travail (les salaires). Cette baisse des salaires
résorbera le chômage, en agissant à la fois sur l'offre et la
demande : sur l'offre, tout d'abord, puisque face à un salaire
diminué, les travailleurs seront moins nombreux à vouloir
travailler et qu'ils préfèreront privilégier leurs loisirs.
Sur la demande, ensuite, puisque le travail étant moins cher,
les employeurs substitueront le travail à d'autres biens de
production (des machines), et augmenteront donc le nombre de
salariés nécessaires pour une même production.
La théorie néoclassique rejoint ici le « bon
sens » (celui qui fait dire que la Terre est plate). Il paraît
en effet évident, tant cette apparente vérité est répétée a
satiété par maints experts, journalistes ou hommes politiques,
que pour lutter contre le chômage, il convient d'abaisser le
coût du travail. Là encore, on peut se demander si le
raisonnement est aussi solide qu'il en a l'air. Mais on peut
(et on doit) aussi se demander qui à intérêt à le défendre.
Le raisonnement néoclassique, si l'on veut
l'appliquer de manière conséquente, amène donc à s'opposer,
dans l'intérêt même des chômeurs, à tout ce qui peut entraver
le libre fonctionnement du marché du travail. C'est vrai en
particulier des syndicats (qui empêchent la concurrence d'être
« parfaite » ). C'est aussi vrai de toute règlementation,
notamment du SMIC, ce prix minimum imposé de la marchandise «
travail ». Dans ce cadre théorique, le SMIC est au mieux
inefficace, au pire fauteur de chômage permanent. Il est
inefficace si le salaire d'équilibre lui était de toute façon
supérieur ; dans ce cas, cela veut dire que l'État fixe un
prix minimum qui est au-dessous du prix du marché. Ce prix
minimum n'a donc aucun rôle. Mais si le prix d'équilibre
aurait dû se trouver au-dessous du SMIC — et on peut penser
que le nombre de salariés payés au SMIC constitue une
indication en ce sens — alors le SMIC constitue clairement une
barrière qui empêche le retour à l'équilibre, et qui
engendre artificiellement du chômage permanent: en
fixant légalement un prix supérieur au prix d'équilibre, il
gonfle artificiellement l'offre de travail de la part des
salariés, tout en déprimant la demande de la part des
entreprises de cette marchandise trop chère par rapport à ce
qu'elle rapporte (sa productivité marginale).
On peut donc trouver aisément des centaines
de publications se réclamant de l'inspiration libérale (voire
« libertarienne »), qui réclament la suppression du salaire
minimum, voire l'interdiction des syndicats, afin de combattre
le chômage. Ces positions, quoique dans un contexte et avec un
cheminement différent, font lointainement écho à celles de
Malthus, qui en son temps préconisait déjà l'arrêt des aides
aux pauvres... dans l'intérêt bien compris des pauvres
eux-mêmes, cela va sans dire.
Même si bien peu d'hommes politiques se
revendiquent ouvertement de cette inspiration théorique (il
faut dire que revendiquer la suppression du SMIC, pour gagner
une élection, ce n'est pas forcément l'idéal), en revanche, on
aura compris que l'idée générale, elle, est présente dans la
plupart des discours : la lutte contre le chômage passe par un
abaissement du coût du travail (expression qui semble moins
douloureuse que parler des salaires, mais qui signifie très
exactement la même chose).
2. La critique keynésienne
Je n'examinerai pas ici les objections que le
courant marxiste a présenté à ce raisonnement. Disons
simplement que selon Marx, le chômage était un mode de
fonctionnement inhérent au système capitaliste ; il était vain
d'espérer l'éradiquer dans le cadre de ce système, et la seule
manière d'en venir à bout était d'abattre le capitalisme
lui-même.
Les lignes qui suivent se limiteront à la
critique qu'en fit Keynes. Celui-ci était lui-même issu de la
tradition néo-classique ; mais, un certain nombre d'événements
l'avaient conduit à rompre avec cette tradition.
La première objection que peut soulever le
raisonnement néoclassique concerne l'offre de travail, même si
ce n'est pas sur ce point que Keynes a focalisé l'essentiel de
sa critique.
À la base des développements néoclassiques
sur l'offre de travail , on trouve comme on l'a rappelé la
« désutilité » dudit travail : rappelons que les offreurs
de travail (les salariés potentiels) sont censés arbitrer
librement entre travail et loisirs. Le marché est donc censé
leur permettre de doser heure par heure (et en théorie,
milliseconde par milliseconde !) la quantité de travail qu'ils
souhaitent offrir. Cette hypothèse paraît assez difficile à
admettre, dans un marché où le travail possède une durée
légale (même si des aménagements sont possibles). Mais
surtout, et c'est là le plus important, l'offre
de travail est supposée être une fonction croissante de son
prix. Cela signifie que moins le travail vaut cher,
moins les salariés sont censés être tentés d'en proposer, et
plus ils sont censés lui préférer les loisirs. Cette hypothèse
est absolument indispensable pour l'ensemble du raisonnement
néoclassique : si on la retire, celui-ci s'effondre de bout en
bout : dans le cas d'une offre de travail
décroissante, l'équilibre peut ne pas exister.
Or, l'hypothèse de l'offre de travail
croissante en fonction du prix est en réalité assez
contestable, dans la mesure où la plupart des salariés n'ont
que leur travail pour vivre, et n'ont guère de choix ! Ainsi,
on peut penser légitimement qu'une baisse des salaires conduit
les salariés à vouloir travailler non pas moins (comme le
disent les néoclassiques), mais davantage, afin de compenser
leur baisse de revenu horaire. Dans ces conditions, la baisse
des salaires, pésentée comme un remède au chômage, entraînera
au contraire un accroissement de l'offre de travail... donc du
chômage.
Mais c'est surtout sur la demande de travail
de la part des entreprises que Keynes va concentrer sa
critique, en pointant du doigt le problème du niveau
global de la production (problème que les
néoclassiques considèrent comme réglé par définition). La
critique de Keynes s'inspire d'une situation qu'il a observée
: celle de la crise des années trente, où toute baisse
supplémentaire du salaire semblait incapable de résorber le
chômage, où les emplois manquaient même pour les salariés
prêts à travailler à n'importe quel prix, et où la crise se
manifestait d'abord et avant tout comme une
immense surproduction entraînant une spirale déflationniste
: une crise de la demande, que toute baisse supplémentaire des
salaires ne pouvait qu'aggraver.
Keynes part donc de cette demande, en
forgeant toutefois un concept nouveau : la demande qui joue le
rôle clé dans sa théorie n'est pas la demande constatée à un
instant donné, la demande telle qu'elle
anticipée par les entrepreneurs ; car c'est sur la
base de cette anticipation que ceux-ci prendront ensuite la
décision d'investir ou non. A la suite de Malthus, Keynes
appelle cette demande la demande effective,
ce qui est une traduction un peu trompeuse : il ne s'agit en
effet pas de la demande effectivement constatée, mais de celle
qui produit des effets réels (bien que du fait qu'il ne
s'agisse que d'une anticipation, elle soit en quelque sorte
encore virtuelle).
Cette demande effective est elle-même
composée de deux éléments : la demande de biens de
consommation, et la demande de biens d'investissement.
- En ce qui concerne la part que les ménages vont
consacrer à la consommation, Keynes affirme qu'elle est
varie à l'inverse de leur revenu : par rapport aux
pauvres, les riches épargnent une partie beaucoup plus
importante de ce qu'ils gagnent. L'épargne, pour Keynes,
est un simple résidu : c'est la fraction du revenu qu'on
ne consomme pas.
- L'investissement, quant à lui, dépend de l'écart entre le taux de l'intérêt et ce que Keynes
appelle l'efficacité marginale du
capital, et que l'on peut définir comme la
profitabilité anticipée d'une unité supplémentaire de
capital.
Contrairement à la tradition néoclassique,
qui affirmait que l'épargne se transformait nécessairement
en investissement (la variable équilibrant les deux étant le
taux d'intérêt, Keynes défend l'opinion que ces deux
grandeurs sont déterminées tout à fait indépendamment l'une
de l'autre, et que certains facteurs poussent à la détention
de la monnaie par les agents. Il peut donc exister un
déséquilibre global entre l'offre et la demande,
déséquilibre que l'on peut interpréter pour l'essentiel
comme une insuffisance de l'investissement.
Ainsi, c'est la demande effective qui
détermine le niveau de la production, et par contrecoup, le
niveau de l'emploi. Or, insiste, Keynes, rien
ne garantit que la demande effective (telle qu'elle
a été définie dans le raisonnement) corresponde
à un niveau de production assurant le plein emploi.
Keynes insiste sur l'existence de la
thésaurisation monétaire (due à la préférence des agents
pour la liquidité), qui rend possibles les situations de
surproduction : contrairement à ce qu'affirmaient les
néoclassiques, l'épargne et l'investissement ne sont pas
forcément égaux. Le taux n'intérêt
n'équilibre pas épargne et investissement, mais offre et
demande de monnaie, ce qui n'est pas du tout la même chose.
Pour lutter contre le chômage, Keynes
affirme donc l'inutilité, voire la nocivité des
recommandations néoclassiques traditionnelles. La baisse des
salaires, au lieu de stimuler la demande de travail, ne peut
que contribuer à déprimer la demande effective, donc le
niveau global de la production, et donc la demande de
travail. Par conséquent, les seuls moyens d'action efficaces
sont ceux qui peuvent augmenter la
demande effective, et ils sont entre les mains de
l'état qui ne doit pas laisser le marché trouver seul un
équilibre dit de sous-emploi. Ces leviers aux mains
de l'État sont essentiellement :
- une politique de création monétaire, passant notamment
par des taux d'intérêt bas, afin de favoriser
l'investissement.
- une politique d'investissements publics, en particulier
de grands travaux, susceptibles d'absorber directement une
partie des chômeurs et de stimuler tant la consommation
(via leurs salaires) que l'investissement.
- une politique fiscale et sociale visant à redistribuer
les revenus en faveur des couches les plus désargentées,
celles qui consomment la plus grande partie de leur
revenu.
Il ne faudrait toutefois pas commettre
l'erreur de prêter à Keynes un raisonnement strictement en
miroir des néoclassiques, et penser que là où ceux-ci
pensaient combattre le chômage par une baisse des salaires,
Keynes aurait préconisé une hausse de ces même salaires.
Keynes savait qu'en période de crise, la rentabilité des
entreprises est dégradée, et qu'une augmenation des
salaires, tout en stimulant la demande, pouvait en même
temps dégrader l'activité économique en abaissant la
profitabilité des entreprises. C'est pourquoi Keynes a
toujours conservé une attitude ambigue vis-à-vis des hausses
de salaires en tant que remède contre la crise (ses
adversaires l'accusant d'entretenir sciemment la confusion).
En fait, Keynes préconisait bien davantage une stimulation
de l'investissement via l'État ; quant aux modifications de
la répartition des richesses qu'il appelait de ses vœux,
elle concernait principalement les rapports entre les
capitalistes entrepreneurs (qu'il fallait avantager) et les
prêteurs (dont il convenait de réduire les revenus et
'influence au minimum). Keynes utilisa à ce propos une
formule qui devait rester célèbre, en prônant l'euthanasie
du rentier.
D'un point de vue plus général, on peut
ainsi dire que l'analyse keynésienne se démarque sous
quatre aspects majeurs du courant néoclassique :
- Keynes raisonne sur une dynamique, sur des flux de
biens et de monnaie, là où les néoclassiques étudient
des situations statiques, où les agents disposent de
stocks donnés (les « dotations initiales »).
- Il introduit une dimension d'incertitude et
d'anticipation des agents (tant concernant la demande,
avec la demande effective, que les profits, avec
l'efficacité marginale du capital) là où les
néoclassiques raisonnaient à partir de situations où les
agents disposent d'une information parfaite.
- Il raisonne sur une économie monétaire, là où les
néoclassiques utilisaient un modèle purement réel
(c'est-à-dire un modèle où la monnaie n'intervient qu'en
tant qu'unité de compte parfaitement neutre). Ce qui
implique à la fois que la monnaie puisse être désirée
pour elle-même (ce qui invalide la loi des débouchés) et
plus généralement, que les phénomènes monétaires (tels
que l'inflation) ont une conséquence directe sur le
niveau d'activité réel.
- Keynes veut montrer que le marché, livré à lui-même,
n'est pas forcément capable d'aboutir à l'optimum. C'est
en particulier le cas sur la question sensible du
chômage. Toute son analyse vise donc à légitimer
l'intervention économique de l'État, supplétif
indispensable à l'initiative privée, et à donner des
fondements rationnels à cette intervention.
Les thèses keynésiennes, devenues (avec
plus ou moins de fidélité) la doctrine officielle des
États développés durant les « trente glorieuses », ont été
depuis largement critiquées et remises en cause par les
héritiers du courant néoclassique. Mais ceci est une autre
histoire...