La baisse du taux de profit
Parmi les thèmes qui traversent toute l'analyse
classique, trouvant des prolongements jusqu'à Marx, la dynamique de long
terme du système capitaliste occupe une place de premier plan. Pour tous
les auteurs importants de cette époque, en effet, la science
doit permettre de percer l'évolution historique du système économique, un peu comme
la connaissance des lois de la physique permet aujourd'hui de prédire l'avenir lointain du soleil.
Cette préoccupation s'explique assez
facilement, une fois de plus, par les choix politiques de ces différents
auteurs. Smith et Ricardo étaient les interprètes d'une classe montante,
celle des capitalistes, qui aspirait à diriger et à remodeler la société
sans entraves. Marx, pour sa part, se posait en représentant d'une classe ouvrière
appelée à renverser l'organisation capitaliste. Bref, chacun d'eux,
quoique situé sur une colline différente, souhaitait dominer le champ de
bataille pour en scruter l'horizon.
Si la préoccupation commune de déterminer l'avenir à long terme du
système ne doit donc rien au hasard, il est en revanche plus difficile
de s'expliquer pourquoi tous, quoique par des raisonnements différents,
parviennent unanimement à une conclusion que l'on peut qualifier de
pessimiste : l'impossibilité d'assurer une croissance durable dans le
cadre du capitalisme.
Mais ces économistes ne partagent pas seulement une question
(« Comment évoluera la croissance sur le très long terme ? ») et une réponse
(« Elle va ralentir jusqu'à s'épuiser »)
: au centre de leur analyse, on trouve toujours la même variable :
le taux de profit. Celui-ci, ils en sont tous trois convaincus, est
au cœur du système capitaliste et de sa dynamique.
Un taux de profit élevé signifie en effet des revenus élevés pour les capitalistes,
donc une épargne forte, autrement dit des ressources disponibles pour l'investissement ;
il signifie également des perspectives de profits accrus pour l'avenir, donc
l'incitation à transformer effectivement cette épargne en investissements.
Inversement, un taux de profit faible, c'est moins d'épargne, donc moins de ressources
pour investir. Et cet investissement, promettant d'être moins rentable, sera de toutes
façons plus rare.
Pour résumer, dans une économie dont le moteur est le
gain individuel, l'importance de ce gain est cruciale pour la croissance.
Dès lors, en fin de compte, la dynamique de l'économie capitaliste se
résume à la dynamique de sa variable centrale, le taux de profit.
C'est à partir de là que les trois analyses se séparent...
1. Adam Smith et la concurrence
Adam Smith est sans doute celui qui sur ce problème, a
le moins détaillé son raisonnement. Ses considérations sur la question
se limitent en réalité à quelques remarques, mais qui toutes vont dans
le même sens, et qui ne laissent pas de doute sur la manière dont il
voyait l'avenir : le taux de profit va avoir tendance à baisser du fait
de l'exacerbation de la concurrence, qui entraînera une guerre des prix.
On peut être étonné de cette affirmation, qui va à l'encontre de
certains raisonnements développés par ailleurs par le même Adam Smith :
après tout, à en croire la théorie de la valeur-travail
formulée plus ou moins claireent par Smith, la
concurrence ne peut qu'amener les prix à se rapprocher des prix
naturels (c'est-à-dire de la valeur), et nullement à les faire s'effondrer.
Smith commet en fait l'erreur de généraliser à toute l'économie un
processus qui caractérise une branche de production isolée : lorsqu'une
nouvelle branche apparaît, les profits y sont souvent tout d'abord
élevés, avant que la concurrence les fasse baisser pour les ramener au
taux moyen.
Mais encore une fois, il s'agit chez Adam Smith d'une remarque incidente,
et pas d'un véritable raisonnement, argumenté et élaboré, comme on va un
trouver un chez son successeur David Ricardo.
2. David Ricardo et la rente foncière
Pour comprendre le raisonnement de Ricardo sur la
dynamique de très long terme du taux de profit, il faut faire un détour
par les thèses d'un autre économiste, contemporain de Ricardo et ami de ce dernier :
Thomas Robert Malthus (1766-1834), pasteur de son état, qui
s'était rendu célèbre par ses travaux sur la croissance de la population (très
importante en cette époque de transition démographique), et ses conséquences économiques.
Malthus disait avoir
découvert une loi démographique. Il soutenait que la population a tendance à croître
de manière géométrique (par multiplication), tandis que la production agricole,
elle, ne peut augmenter que de manière arithmétique (par addition).
Par conséquent, rapidement, l'augmentation de la population entraîne
une demande en produits alimentaires à laquelle la production agricole ne
peut faire face. Cette situation provoque une augmentation tendancielle des prix du blé.
Celle-ci, en réduisant les salaires réels, permet de réguler la population : elle pousse les pauvres
à se marier moins vite et à faire moins d'enfants (qu'ils ne sont pas en état de nourrir).
Malthus — et ce n'est pas la moindre raison de son succès — s'insurgeait
contre les mesures d'aide aux pauvres qui, en période de disette, leur procuraient des secours alimentaires :
en procédant ainsi, écrivait-il, on aggravait le mal, puisqu'on les incitait indirectement à continuer de faire des enfants
surnuméraires. Il fallait laisser agir la loi « divine » (Malthus n'était pas pasteur pour rien)
qui voulait que la population (des pauvres) soit régulée par la famine. En quelque sorte, il fallait laisser
mourir les pauvres de faim dans leur propre intérêt...
Revenons-en à Ricardo. Celui-ci reprenait à son compte la thèse de Malthus.
Mais ce qui l'intéressait était moins d'en tirer des conclusions quant à l'attitude à adopter vis-à-vis des aides aux
pauvres, que sur la dynamique de long terme du taux de profit, et par conséquent du système capitaliste. Comme
on le verra dans un instant, à partir du même point de départ, ses conclusions étaient diamétralement
opposées à celles de Malthus.
Selon Rcardo, la principale conséquence d'une hausse continue du prix du blé
était de provoquer une baisse des profits, et ce de deux manières simultanées. D'une part, à une
époque où les dépenses alimentaires représentaient une forte part des
budgets ouvriers, l'augmentation du prix des denrées alimentaires devait
forcément entraîner l'augmentation des salaires ; ceux-ci ne pouvaient en
effet tomber durablement en-dessous du minimum physiologique nécessaire pour la perpétuation de la main-d'œuvre.
D'autre part, l'augmentation du prix du blé conduirait à une
augmentation de la rente foncière, c'est-à-dire de la somme payée par
les capitalistes agraires (ceux qui louent le sol en payant une ferme,
les fermiers). En entrant davantage dans le détail du mécanisme : la croissance de la population entraînait une
hausse de la demande des produits agricoles. Celle-ci ne pouvait être satisfaite que par la mise en culture de nouvelles
terres, jusque là inexploitées. Or, par définition, ces nouvelles terres étaient moins fertiles que les précédentes.
Le prix du blé se réglant sur la quantité de travail nécessaire pour produire dans les conditions les moins favorables,
celui-ci augmentait donc, entraînant à sa suite la rente perçues sur les terres anciennement cultivées.
Au final, selon le raisonnement de Ricardo, l'augmentation du prix du blé serait
neutre pour les salariés (l'augmentation des salaires nominaux ne faisant que garantir la stabilité
des salaires réels), mais elle se traduirait par une augmentation de la rente foncière
au détriment du profit, c'est-à-dire par une modification de la répartition de la valeur
ajoutée en direction des propriétaires fonciers au détriment des capitalistes.
Or, ces deux catégories sociales ne jouent pas du tout le
même rôle dans l'économie. Les propriétaires fonciers tirent leur revenu
de leur position de propriétaires, qui monopolisent une ressource rare
non reproductible : la terre. Ils peuvent se permettre de dépenser
intégralement leur revenu en biens de consommation (châteaux, fiacres,
vêtements de luxe, nourriture fine, etc...) sans compromettre leurs revenus futurs.
Ils n'ont aucun intérêt à consacrer une partie de ce revenu à investir,
à créer de nouveaux moyens de production — à moins de se transformer en
capitalistes. Les capitalistes, en revanche, tirent leurs revenus de la vente de leur production.
Ils font face à la concurrence, nationale et internaionale, et ils se doivent de baisser
continuellement leurs prix de vente, donc leurs coûts de production, s'ils ne
veulent pas faire faillite. Donc, le profit est
un revenu qui, au moins partiellement, est nécessairement réemployé à l'investissement,
c'est-à-dire au développement des capacités de production. À la différence de la
rente foncière, il génère de la croissance.
L'augmentation graduelle de la rente au détriment du profit, si on la
prolonge jusqu'à son terme, devait ainsi mener à une situation où le taux de
profit serait si bas qu'il ne pourrait ni inciter des nouveaux
investissements, ni les financer. Le système capitaliste était donc destiné à aboutir à une situation que
Ricardo qualifie d'état stationnaire, et qu'un vocabulaire plus moderne
appellerait la "croissance zéro". Il ne s'agit pas d'un effondrement
économique, mais d'une stagnation. Ricardo n'imaginait pas un instant
qu'un autre système puisse remplacer le capitalisme : l'état
stationnaire, c'est simplement un capitalisme sans croissance, qu'il imaginait comme tout à fait viable.
Et dans la théorie de Ricardo, la réduction graduelle du taux de profit ne traduisait pas des limites
liées au type d'organisation de l'économie (le capitalisme), mais celles imposées par la nature à l'accroissement
de la population humaine.
Cette perspective relativement pessimiste sur le très long
terme n'empêchait pas Ricardo de se battre avec acharnement pour en
retarder les effets : au contraire, c'est précisément cette analyse qui
fonde son combat. Ricardo fut toute sa vie un ardent adversaire des mesures protectionnistes (les Corn Laws)
destinées à limiter les importations afin de maintenir un prix du blé — et par conséquent des rentes —
élevés. Ricardo défendit avec énergie toutes les mesures
qui auraient permis de peser dans l'autre sens, abaissant le prix du blé, et donc la rente, afin
de favoriser le taux de profit - et par contrecoup, la croissance. Il
remporta une victoire posthume lorsque les Corn Laws seront
définitivement abolies en 1846.
La perspective de l'état stationnaire de Ricardo pèche bien
sûr par son hypothèse de base, à savoir la théorie de la population de Malthus. Il est
facile de voir aujourd'hui, avec le recul, que la croissance de la
population ne s'est pas heurtée aux limites d'une production agricole qui serait devenue de plus en plus coûteuse.
En fait, d'une part, le progrès technique dans l'agriculture a permis une augmentatation impressionnante des
rendements. D'autre part, avec le développement économique, la tendance à l'accroissement de la population tend à
se ralentir très sérieusement — au point que dans nombre de pays développés, le simple renouvellement des
générations n'est plus assuré depuis longtemps.
Néanmoins, la théorie de Ricardo mérite
qu'on s'y intéresse encore de nos jours, à plusieurs titres. Tout
d'abord, parce qu'elle saisit un aspect de la réalité incontestable :
les effets économiques négatifs – toutes choses égales par ailleurs –
de l'utilisation accrue de ressources
non reproductibles (qui ne se limitent pas forcément à la terre).
Ensuite, et
peut-être surtout, parce qu'elle représente une des argumentations les
plus conséquentes qui aient été développées en faveur de cette classe
sociale montante que formaient alors les capitalistes, et qu'elle
fournissait des armes théoriques en faveur d'une politique favorisant la
croissance économique, sans égards pour les revenus jugés purement parasitaires des
propriétaires fonciers.
3. Marx et le progrès technique
La troisième
théorie, et sans doute la plus célèbre, exposant l'inéluctable déclin
du taux de profit est celle de Marx. À la différence de Ricardo, Marx se
pose en adversaire de l'organisation capitaliste de l'économie. S'il
reconnaît au capitalisme le mérite d'avoir été capable de développer la
production dans sa phase ascendante, il est convaincu que ce système est
incapable de maintenir ce cours favorable, et qu'il devra à terme
laisser place à une économie organisée à l'échelle internationale, dans laquelle la propriété privée des moyens de
production aura été abolie. Là où Ricardo attribuait la baisse du taux de profit
aux contraintes objectives imposées par
la nature, le raisonnement de Marx impute la baisse du taux de profit
uniquement à la forme spécifique de l'économie qu'est le capitalisme. Là
où chez Ricardo, la baisse du taux de profit était causée par l'absence
de progrès technique (en matière agricole), chez Marx la baisse du taux
de profit est au contraire la cons"quence inéluctable de ce même progrès technique — et de la
forme qu'il prend en économie capitaliste.
Pour comprendre,
dans ses grandes lignes, le raisonnement de Marx, le plus simple est
d'en revenir à la définition du taux de profit. Celui-ci est évidemment
le rapport entre les profits récoltés et les capitaux investis. Or, à l'échelle de
l'ensemble de l'économie, on sait que pour Marx, les profits sont égaux à la
plus-value, ce travail non payé arraché aux salariés. Quant aux capitaux
investis, ils se divisent en deux catégories : d'une part, le capital
dit constant, celui qui dans la production, se contente de transmettre sa
valeur aux marchandises (bâtiments, machines, matières premières, etc.)
; d'autre part, le capital variable, qui dans la production, crée
une valeur supplémentaire, ajoute de la valeur aux marchandises qu'il
sert à fabriquer (les salaires). En utilisant les notations
traditionnelles (pl représentant la plus-value, C le capital constant et
V le capital variable), on écrit que le taux de profit r est égal à :
Divisons chacun des termes de cette fraction par V (ce qui ne change
strictement rien à r). On obtient la formule :
Dans cette nouvelle formulation, on trouve deux nouvelles variables :
- ε, qui est égal à pl / V. Il s'agit, dans les concepts de
Marx, du taux de plus-value, également appelé taux d'exploitation.
C'est le rapport entre le travail qui est extorqué aux salariés et
celui qui leur est effectivement payé par les capitalistes.
- Ω, qui est égal à C / V. Cette grandeur représente le
rapport entre le capital constant et le capital variable, ce que Marx
appelle la composition organique du capital.
D'un strict point de vue mathématique, on voit d'un seul
coup d'œil que le le taux d'exploitation et la composition organique
ont des effets inverses sur le taux de profit : un accroissement du taux
d'exploitation fait augmenter le taux de profit, alors qu'un
accroissement de la composition organique le fait diminuer.
L'essentiel de l'argumentation de Marx porte sur ce deuxième aspect.
Marx affirme que dans le capitalisme, le progrès technique est synonyme
de mécanisation, donc de remplacement du travail vivant (celui des
salariés) par le travail mort (les machines). Ainsi, la partie du
capital consacrée à l'achat de machines tend à prendre de plus en plus
d'importance par rapport à celle consacrée au paiement des salaires. La
composition organique du capital augmente avec le temps, entraînant le
taux de profit vers le bas. Quant au taux d'exploitation, Marx suggère
avec plus ou moins de netteté qu'il restera stable, ou en tout cas qu'il
ne pourra pas augmenter suffisamment pour compenser les effets de l'augmentation
de la composition organique.
Marx souligne lui-même
l'existence de contre-tendances, qui peuvent retarder, ou annuler
provisoirement, les effets de ce mécanisme : on peut assister à une
augmentation du taux d'exploitation, mais aussi à une baisse de la valeur du
capital constant (qui fait qu'en raison de la croissance de la productivité,
un même stock de machines vaudra de moins
en moins cher). Voilà pourquoi Marx pense que le taux de profit ne diminue
pas de manière mécanique et régulière, et qu'il qualifie la baisse du taux de profit
de tendancielle. Mais il est convaincu que la tendance
sera, au bout du compte, plus fore que ces contre-tendances et que celles-ci ne
pourront empêcher, à terme, le taux de profit de diminuer.
A la différence de Ricardo, Marx ne croit pas en la
possibilité d'un capitalisme se stabilisant paisiblement sur une
croissance zéro. La baisse du taux de profit entraînera la
multiplication des convulsions, des crises, des guerres, et surtout, des luttes sociales
qui abattront l'organisation capitaliste pour la remplacer par un autre
type d'économie et de société.
La loi de la baisse
tendancielle du taux de profit a suscité, depuis plus d'un siècle, une
immense littérature qu'il m'est impossible résumer ici en quelques mots.
Je signalerai simplement que son principal point faible réside
certainement dans l'identification faite entre progrès technique et
augmentation de la composition organique du capital (ou, si l'on veut, dans la contre-tendance
qui voit diminuer la valeur des éléments du capital constant).
Rien ne prouve en effet a priori que le progrès technique,
quand bien même il passe par une augmentation en volume de l'équipement,
conduit obligatoirement à l'augmentation de sa part en valeur. Il n'en
reste pas moins que le capitalisme a incontestablement connu plusieurs
périodes caractéristiques de la configuration repérée par Marx.
Une fois de plus, je ne fais ici qu'ouvrir une porte vers une discussion
passionnante, mais beaucoup trop riche pour être abordée sérieusement
dans le cadre de ce cours.